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Libre-échange : un modèle à questionner

  • 13.11.25

Décryptage des risques et des alternatives pour un commerce plus responsable

Un accord de libre-échange vise à favoriser la libre circulation des biens et services en réduisant, voire supprimant, les barrières tarifaires (droits de douane) et non tarifaires (quotas, normes) entre pays. L’objectif est d’ouvrir de nouveaux marchés aux entreprises, stimuler la croissance économique, faire baisser les prix et offrir plus de choix aux consommateurs et consommatrices.

Mais derrière cette promesse se cache une réalité plus complexe, notamment pour les millions de producteurs et productrices agricoles dans le monde. En effet, le commerce international ne concerne pas seulement l’industrie ou la technologie : il façonne aussi les échanges de produits alimentaires essentiels du quotidien, comme le café, le cacao, le sucre, la banane ou le blé. Ces échanges ont un impact direct sur la vie des paysans  et sur la manière dont nous produisons et consommons.

Aujourd’hui, alors que les médias parlent du « grand retour du protectionnisme » et des mesures douanières, une question est centrale : quels sont les enjeux réels du libre-échange pour l’agriculture, l’environnement et les droits humains ? Pourquoi est-il remis en cause ?

Max Havelaar France analyse ces enjeux et porte des recommandations pour soutenir le commerce équitable.

Libre-échange, la théorie d’un monde meilleur

Les théories économiques historiques du libre-échange

Le commerce international contemporain repose à l’origine principalement sur deux théories économiques :

Les avantages absolus

Développée par Adam Smith au 18e siècle, cette théorie repose sur le fait que le commerce international est un jeu à somme positive. Chaque pays a intérêt à se spécialiser dans la production d’un bien pour lequel il dispose d’un avantage absolu par rapport aux autres (il utilise moins de travail et/ou de ressources pour produire une unité).

Les avantages comparatifs

Au XIXe siècle, David Ricardo complète cette vision avec sa théorie des avantages comparatifs. Lorsqu’un pays ne possède aucun avantage absolu, il peut tout de même se spécialiser dans le domaine où il est, par rapport aux autres, « le moins désavantagé ». Le commerce permet ainsi à tous les pays de tirer profit de la spécialisation.

Ces théories idéalisées, toujours invoquées pour justifier la mondialisation néolibérale, occulte pourtant les rapports de force, les inégalités et les conséquences sociales et environnementales du système.

De l’unilatéralisme au multilatéralisme

Historiquement, les premiers échanges mondiaux étaient souvent déséquilibrés. Les grandes puissances imposaient des traités commerciaux aux plus petites, sous la menace militaire.

C’est au XXe siècle que naît véritablement le multilatéralisme, la fin de la Seconde Guerre mondiale marque l’avènement du libre-échange contemporain. En 1944 se tient la conférence de Bretton Woods définissant les contours du commerce international, convaincus que le système économique garantira la paix et la prospérité dans le monde. Pour garantir cette stabilité, des institutions comme l’OMC voient le jour. L’objectif est de favoriser un commerce sans entrave, le libre-échange.

En parallèle de ces institutions, le commerce international et le libre-échange se développent de manière intra régionale, des accords régionaux voient le jour : la CEE (Communauté Economique Européenne) en 1957, le MERCOSUR en Amérique du Sud en 1995, l’ASEAN en Asie du Sud-Est en 1992. 

Des rapports Nord-Sud toujours déséquilibrés

Si l’égalité entre États est affichée dans les textes, la réalité demeure marquée par une domination du « Nord » global, qui poursuit son agenda et tire des bénéfices de ses avantages. En réaction, les initiatives pays du « Sud » global tentent de proposer des initiatives et des alternatives, comme la revendication d’un nouvel ordre économique international fondé sur l’égalité et la coopération dans les années 70.

La montée des accords bilatéraux comme conséquence aux crises

Les différentes crises successives, les chocs pétroliers dans les années 70 ou la crise des subprimes en 2008 ont eu pour effet plusieurs replis protectionnistes des Etats. Depuis les années 2000, les logiques multilatéralistes laissent place à la multiplication d’accords bilatéraux. C’est le cas du CETA ou de l’accord UE – Mercosur par exemple.  Ces accords bilatéraux sont d’autant plus fréquents que depuis 2019, l’OMC est paralysée par les Etats-Unis qui ont décidé de ne plus respecter les règles du commerce international.  C’est un élément saillant qui marque le retour du protectionnisme comme idéologie dans différents pays du monde.

Les réalités du libre-échange et du commerce international dans le système actuel

Si le libre-échange affiche pour ambition d’améliorer la qualité de vie à travers la richesse produite, la réalité est parfois autre et beaucoup de conséquences néfastes ont pu découler de certains accords de libre-échanges.

Des conséquences environnementales :

  • Monocultures intensives, déforestation et perte de biodiversité : Par souci de rentabilité et de compétitivité, les systèmes agricoles mondialisés sont poussés à produire toujours plus, à moindre coût, ignorant les externalités liées à leur modèle. Il en résulte le développement de modèles intensifs de monocultures mais peu viables, ayant recours à la déforestation, l’usage de pesticides et d’engrais massifs.             

    C’est par exemple la logique derrière la loi dite Duplomb. Pour permettre à l’agriculture française de rester compétitive sur le marché, les parlementaires  ont voté pour réintroduire un pesticide particulièrement nocif pour la santé et l’environnement et précédemment interdit. Le Conseil constitutionnel a finalement retoqué cette loi dans le courant de l’été 2025.
  • Dumping et concurrence accrue : Exposées au marché international, certaines denrées locales se retrouvent en concurrence avec des produits importés, parfois venus de très loin mais moins chers car ne répondant pas à des normes sociales et environnementales, et grâce à un coût extrêmement bas du transport. Ceci va à l’encontre des principes écologiques et du bon sens environnemental.
  • Production et consommation de masse : la demande constante de biens à bas prix favorise une production toujours plus importante de biens peu vertueux sur le plan social et environnemental.

Des conséquences sociales :

  • Exploitation et précarité : Dans un monde à la compétition accrue et du fait d’une division internationale du travail très accentuée, on constate des conditions de travail très dégradées (dans la filière textiles en Asie du Sud-Est par exemple), voire une exploitation des travailleurs et travailleuses, un recours à du travail forcé (dans certaines filières en Amérique Latine, sucre, et Afrique, cacao) et même du travail des enfants, pour réduire le coût de la main d’œuvre, s’assurer une compétitivité prix maximum. Des « modèles » économiques humainement inacceptables se sont ainsi installés au cœur de la mondialisation.
  • Inégalité de genre :  dans les pays d’Afrique, Amérique latine et Asie, les femmes sont souvent perdantes dans les filières participant à l’échange international (matières premières agricoles ou minières), elles sont particulièrement touchées par la précarisation et les inégalités salariales faute de protection sociale robuste, la baisse ou l’absences de services de base (publics ou non) du fait de l’impossibilité d’investir dans ceux-ci et la disparition des petites activités économiques.

Des conséquences historiques héritées du système coloniale :

  • Spécialisation des anciennes colonies : les pays anciennement colonisés et « spécialisés » de force aux 18e, 19e et 20e siècles se retrouvent encore souvent dans des incitations à maintenir cette  l’exportation de matières premières vers les pays dits du  « Nord », sans diversification économique, ce qui entraine une perte d’autonomie et de souveraineté, notamment alimentaire. On peut penser par exemple à la Côte d’Ivoire (cacao), au Sénégal (arachide), à l’Equateur (bananes), à Madagascar (poivre et vanille). D’autres comme l’Ile Maurice (sucre de canne) ont pu diversifier plus rapidement.
  • Imposition de normes coûteuses : les pays dits du « Nord » imposent des mesures environnementales ou sociales à l’entrée sur leurs marchés, sans toujours prendre en compte les coûts de ceux-ci  pour les pays exportateurs, et sans accepter de compenser financièrement les producteurs et productrices. Ces derniers sont pris en étaux entre une norme (souhaitable dans l’absolu, par exemple anti-déforestation importée) et leur impossibilité d’investir dans la transition climatique et sociale correspondant à ces normes.

Des conséquences économiques :

  • Agriculture intensive : La dynamique du libre-échange agricole pousse au changement d’échelle des surfaces. C’est le cas du soja au Brésil par exemple, où le modèle  d’exportation et la compétition avec les autres grands pays agricoles poussent à la déforestation de l’Amazonie et à l’utilisation excessive d’intrants  à base fossile et de pesticides dangereux parfois interdits dans les pays de destination des exportations.
  • Baisse des salaires et délocalisations : mécanisme parmi les plus anciens du commerce international, les coûts salariaux comparés entre pays met les travailleurs et travailleuses en concurrence les uns avec les autres, sous pression, et favorise la multiplication des délocalisations vers les pays où le travail est moins rémunéré.
  • Concurrence déloyale de certaines multinationales : leur puissance financière et juridique leur permet d’imposer leurs conditions aux États et aux producteurs et productrices locaux. Les petites entreprises et les paysans, qui ne peuvent rivaliser avec leurs économies d’échelle, sont écartés des marchés. Dans les négociations, la puissance d’achat des grands acteurs se traduit par des conditions commerciales souvent très mauvaises pour les petites organisations agricoles exportatrices. C’est une de raisons de la création du mouvement du commerce équitable dans la seconde moitié du 20e siècle que d’essayer de restaurer des rapports de force plus favorables aux coopératives de producteurs du Sud.

Des conséquences démocratiques :

  • Les accords de commerce de « nouvelle génération » permettent aux entreprises d’attaquer juridiquement les États souverains eux-mêmes, à travers certaines clauses, s’il est démontré que des politiques publiques nouvellement instaurées nuisent à leurs rentabilité initiale au moment où elles avaient décidé d’investir. Ceci questionne donc la souveraineté des Etats dès lors qu’ils veulent s’insérer dans les flux du commerce mondialisé.
  • Le pouvoir croissant des multinationales et des banques :  ces grands acteurs peuvent tenter de générer eux-mêmes des « normes » qui, dès lors, concurrencent celles des Etats ou des organisations d’Etats souverains. Ces règles issues du secteur économique privé (ex. normes comptables ou bancaires comme les ratios de solvabilité mis en lumière durant la crise des subprimes) peuvent ignorer les droits humains et de l’environnement là où des normes publiques auraient été plus protectrices.

Des résistances et des alternatives : vers un commerce plus juste

Un tournant concernant la vision du libre-échange et du commerce international s’opère dans l’opinion publique mondiale à Seattle en 1999, lorsque des dizaines de milliers de manifestants perturbent un sommet de l’OMC.

Syndicats, ONG et associations altermondialistes s’unissent alors, de manière très efficace médiatiquement, pour dénoncer une idéologie du libre-échange brutale proposer une autre mondialisation, plus solidaire.

Après des évolutions positives dans la prise en compte des enjeux environnementaux et sociaux dans les chaines d’approvisionnement durant les années 2005-2020 (reporting obligatoire des multinationales, green deal européen…) les revendications visant à réorienter les échanges internationaux vers des modèles justes, durables et solidaires sont à la peine (ex : dérèglement européenne depuis 2024), sans que la guerre tarifaire déclenchée par les Etats-Unis début 2025 ne soit pour autant orientée vers la défense des droits et en faveur de produits durables intégrant leurs externalités.

L’occasion manquée de la Charte de la Havane en 1948

En 1948, à la sortie de la guerre mondiale, la Charte de la Havane offrait une opportunité de reconstruire les échanges commerciaux entre pays sur une base plus équitable.

Cette charte était novatrice dans le sens où elle distinguait deux catégories de produits : les produits dits ordinaires, soumis aux conditions du libre-échange, et les produits dits de base, issus de l’agriculture, de la pêche, de la forêt et du sous-sol, qui seraient l’objet d’une coopération internationale ultérieure à préciser.

Elle posait les jalons d’une exception singulière pour le secteur alimentaire en préparant une coopération basée sur la stabilité des prix et le maintien d’un équilibre entre production et consommation.

Le changement de stratégie américain a mené à abandonner cette charte pour se tourner vers le GATT et plus tard l’OMC, deux instances qui n’assignent pas au commerce international des objectifs de développement durable.

Déclaration de l’ONU sur les droits des paysans.

Parmi les mouvements défendant une autre vision des échanges agricoles, plus justes et rémunérateurs, la Via Campesina milite pour une reconnaissance du droit à l’alimentation et de la souveraineté alimentaire : « La souveraineté alimentaire est le droit des peuples à une alimentation saine et culturellement appropriée, produite par des méthodes écologiquement saines et durables, et leur droit de définir leurs propres systèmes alimentaires et agricoles. »

Son travail porte ses fruits et en 2018, elle obtient une déclaration de l’ONU : « Les États favoriseront chaque fois que cela est possible une production durable, notamment agroécologique et biologique, et faciliteront les ventes directes des agriculteurs aux consommateurs. »

Adoptée par le Conseil des Droits Humains, la déclaration de l’ONU sur les droits des paysans appelle les États à soutenir une production durable, notamment agroécologique et biologique, à garantir les droits humains, et à favoriser les circuits courts. Elle promeut la souveraineté alimentaire et des systèmes agricoles résilients et propose un futur durable à l’agriculture.

Le rôle du commerce équitable et durable

Le commerce équitable, d’abord né après 1945 sous la forme des « world shops » et l’impulsion d’ONG comme Oxfam et Artisans du Monde, puis à partir de 1988 avec le mouvement Fairtrade Max Havelaar, s’inscrit dans ce mouvement visant à redéfinir les règles du jeu pour un commerce plus juste.

L’ONG Max Havelaar France défend ainsi :

  • Un commerce équitable, garantissant les droits humains tout au long de la chaîne de valeur et donnant une place décisionnelle aux producteurs et productrices ;
  • Un commerce durable, tenant compte des limites planétaires et reposant sur des systèmes résilients ;
  • Un commerce solidaire, adaptés aux besoins et spécificités de chaque pays, sans domination des pays dits du « Nord ».

Les échanges commerciaux peuvent être une source de développement et de revenus pour les producteurs exportateurs et les secteurs concernés, mais  à condition d’être encadrés par des règles tenant compte des situations et fondées sur une approche d’équité. Ils doivent comporter des clauses et critérisations qui permettent oui facilitent le respect des droits humains, la protection de l’environnement et la préservation de la démocratie.

S’inspirer des  mécanismes  du commerce équitable peut aider à sortir des impasses constatées aujourd’hui dans les accords de libre-échange. Ces mécanismes sont éprouvés et efficaces depuis plus de 40 ans. Ils montrent qu’un autre système d’échange économique international est possible : un commerce qui place les producteurs et productrices au cœur des décisions, assure une juste rémunération, respecte les limites écologiques et fait primer la solidarité sur la compétitivité.

C’est dans cet esprit que l’ONG Max Havelaar France déploie un plaidoyer en direction des  gouvernements afin que les accords commerciaux par exemple :

  • Favorisent en priorité les pratiques commerciales vertueuses ;
  • Prévoient des quotas de produits échangés respectant des standards certifiés et contrôlés de durabilité volontaires (par exemple la certification bio ou équitable) ;
  • Prévoient des dispositifs d’accompagnements des partis prenantes pour une harmonisation progressive des normes vers les mieux disantes ;
  • Incluent des espaces de recours citoyens pour signaler les manquements aux obligations sociales et environnementales des pays.