Les Rencontres scientifiques
La captation de la valeur au sein des coopératives agricoles : leviers d’action et rôle du commerce équitable.


Dans les chaînes d’approvisionnement agricoles internationales, la création de valeur est fortement déséquilibrée : les producteurs et les productrices, les travailleurs et les travailleuses agricoles ne captent qu’une part minime de la richesse générée. En Afrique de l’Ouest, les cacaoculteurs et cacaocultrices reçoivent seulement 6% de la valeur finale, tandis que dans la filière banane, les travailleurs agricoles perçoivent moins de 5%.
À ces inégalités s’ajoutent de nouvelles exigences réglementaires, comme le règlement européen contre la déforestation qui, quoi que visant à protéger l’environnement et garantir une agriculture durable dans les pays producteurs, entraînent aussi des coûts supplémentaires pour les organisations de producteurs.
Si les dispositifs de commerce équitable, avec leurs mécanismes de prix minimums et de primes, peuvent apporter un soutien économique, leur impact reste limité face à la complexité des chaînes.
Dans ce contexte, la question centrale de cette rencontre est la suivante :
dans quelles conditions les producteurs et leurs organisations peuvent-ils capter une part plus juste de la valeur dans les chaînes agricoles internationales, et quel rôle le commerce équitable peut-il jouer dans cette dynamique ?
Panélistes
- Ruerd Ruben - Professeur et coordinateur de programmes de recherche à Wageningen Economic Research
- Guillaume Soullier - Chercheur en économie agricole au CIRAD, en poste à l’ISSER, au Ghana
- Guillaume Parizet - Coordinateur national de l’ONG Agronomes et Vétérinaires Sans Frontières (AVSF) à Madagascar
- Antoine Arpin - Représentant de la Fondation Énergies pour le Monde (FONDEM) à Madagascar
- Hans-Willem Van der Waal - Directeur Général d’Agrofair
Présentation : justice dans les chaînes de valeur agricoles
Le Pr. Ruben propose de dépasser les approches classiques du commerce équitable, centrées sur le prix, en intégrant des leviers structurels, et notamment des leviers liés aux dynamiques des marchés mêmes, pour améliorer durablement la captation de valeur par les producteurs et leurs organisations. Il souligne que les résultats économiques du commerce équitable sont souvent limités, en raison d’un partage inégal de la valeur ajoutée et de rapports de pouvoir défavorables aux producteurs. Il plaide pour une transition d’une logique d’équité à une logique de justice économique, reposant sur une transformation systémique des chaînes de valeur.
Dans son diagnostic, il met en lumière les causes structurelles de cette injustice : pouvoir de négociation très faible des producteurs, volatilité des prix, chaînes dominées par les marchés à terme, manque de transparence, et difficulté à investir ou innover du fait de revenus instables.
Trois leviers sont proposés pour corriger ces déséquilibres :
- La transformation locale, qui permet de garder plus de valeur dans les pays producteurs, créer des emplois, et développer de nouveaux marchés – malgré des obstacles comme les taxes à l’importation sur les intrants nécessaires.
- Les paiements directs aux producteurs, réguliers et sécurisés, qui peuvent améliorer la résilience économique et les conditions sociales (santé, éducation, égalité de genre), en apportant aux producteurs une plus grande stabilité – à condition d’être réalisés dans le cadre de partenariats / contrats à long terme.
- Les partenariats équitables, tels que les modèles de gouvernance partagée (comme AgroFair), qui donnent aux producteurs une place dans la gouvernance des entreprises et leur permettent d'accéder à une part des profits commerciaux.
Enfin, le Pr. Ruben appelle à une refonte du commerce équitable, qui devrait aller au-delà des seuls mécanismes de prix minimums et intégrer des approches structurelles : gouvernance partagée, investissements dans la chaîne, relations à long terme, et transformation des systèmes. Il conclut que face à des marchés structurellement injustes, seule une transformation globale, allant au-delà des règles du marché et impliquant secteur public et privé, permettra une redistribution juste de la valeur.
Questions / réponses
1) Concernant les labels de distributeurs : ne risque-t-on pas une forme de "fairwashing" ? Ne devrions-nous pas clairement nous différencier d’eux ?
Les initiatives de distributeurs, comme Nespresso ou Café Practices de Starbucks, intègrent souvent des organisations de producteurs qui ont débuté avec le commerce équitable. Ce n’est donc pas nécessairement négatif, mais peut au contraire être vu comme un signe d’efficacité du système équitable ! Perdre certaines coopératives au profit de segments plus qualitatifs peut être interprété comme une réussite : cela montre que ces producteurs ont gagné en autonomie et en stabilité. Sur le terrain, beaucoup de producteurs préfèrent d’ailleurs évoluer vers des marchés à forte segmentation qualitative, plutôt que de rester sur des volumes certifiés. Si la certification est un tremplin vers des marchés plus rémunérateurs, c’est une évolution positive.
2) Sur le préfinancement : en l’absence de préfinancement adéquat, on observe des ventes parallèles. Comment sécuriser les fonds tout en garantissant la qualité des contrats ?
Il est crucial de créer un cadre qui permette aux coopératives de ne pas se détourner des engagements initiaux, même en période de forte volatilité des prix. Plusieurs pistes existent : par exemple, instaurer des contrats de plus d’un an permettrait de garantir une forme de revenu stable, et de limiter la tentation de vendre à des acheteurs informels ("coyotes") lorsque les prix flambent. Une autre approche consiste à proposer une rémunération sous forme de parts (comme chez AgroFair), ce qui permettrait aux producteurs d’être davantage impliqués dans la gouvernance économique. À noter que les entreprises rechignent souvent à proposer du préfinancement, car cela les empêche d’opérer sur les marchés à terme, qui sont à la base d’une grande partie de leurs profits. Le préfinancement a donc été majoritairement porté par des ONG ou des acteurs publics.
3) Les critiques faites au commerce équitable semblent injustifiées, puisqu’il prévoit justement un prix minimum couvrant les coûts, des contrats longs, et du préfinancement. Cela ne répond-il pas déjà aux problèmes évoqués ?
Il n’y a pas de remise en cause des fondements du commerce équitable : le prix minimum et les primes jouent un rôle clé dans la stabilisation des revenus et l’appui aux communautés. Toutefois, leur impact reste limité en matière de transformation structurelle et de renforcement du pouvoir de négociation des producteurs. Les bénéfices obtenus ne se traduisent pas nécessairement par des changements durables dans la chaîne. Même si l’on doublait la part de valeur captée par les producteurs de cacao, on resterait encore loin d’un véritable revenu vital. Il faut donc dépasser la logique du prix pour s’attaquer aux fondements structurels de l’injustice économique dans les chaînes d’approvisionnement.
4) Que devrait faire l’AFD selon vous ? Travailler à l’échelle nationale ? Soutenir des coalitions ? Collaborer avec des marques ?
Parmi les instruments les plus efficaces en matière de lutte contre la pauvreté, le soutien budgétaire (“Busget Support”) sectoriel, notamment mise en œuvre par l’UE via des mécanismes de don casi inconditionnels aux budgets des Etats partenaires, et qui s’est révélé particulièrement pertinent : il permet de mobiliser des fonds importants avec des conditions minimales, pour des actions ciblées. Les transferts monétaires directs, même s’ils ne passent pas par les États mais par le secteur privé, peuvent avoir des effets similaires.
Le recours aux coalitions reste une piste très prometteuse, comme le montre l’exemple de l’IDH aux Pays-Bas. Lorsqu’un environnement de coalition permet de réallouer une part de la valeur créée en aval vers l’amont de la chaîne, l’impact est réel. Nestlé explore actuellement cette voie. L’enjeu est désormais d’évaluer si les transferts monétaires peuvent être mis en œuvre de manière systématique dans le secteur privé. Compte tenu du désengagement progressif des ressources publiques, il devient indispensable de mobiliser aussi le secteur privé. Ces approches permettent en outre d’investir dans la qualité.
Les labels de certification, eux aussi, devraient commencer à réfléchir à des mécanismes capables de transformer les rapports de force, au-delà du simple cadre marchand.
Table Ronde : repenser la chaîne de valeur : retours d’expérience et leviers pour une juste répartition de la valeur
Guillaume Soullier (Cirad – Ghana)
Thématique : montée en gamme, structuration coopérative, labellisation, obstacles contextuels
Guillaume Soullier a présenté certains aspects clés de ses travaux de recherche menés en Afrique de l’Ouest, notamment au Ghana, au Bénin et au Burkina Faso, sur des filières comme le riz et le cacao. Il a souligné les faibles marges dont disposent les coopératives agricoles, souvent confrontées à des marchés verrouillés et à des systèmes de primes peu efficaces. Il a mis en lumière le rôle fondamental de la confiance et de la professionnalisation au sein des organisations de producteurs, tout en soulignant les limites structurelles dans certains contextes. Il a évoqué la tension entre valorisation à l’exportation et inclusion locale, et le potentiel des filières domestiques pour un développement plus équitable.
Recommandation clé :
Développer la certification de tierce partie dans les filières locales domestiques africaines afin de renforcer leur crédibilité et leur valeur ajoutée.
Guillaume Parizet (AVSF – Madagascar)
Thématique : transformation locale, organisation des producteurs, montée en gamme
Guillaume Parizet a présenté l’expérience d’AVSF à Madagascar, active depuis plus de 30 ans, notamment dans les filières fruits et épices sur la côte Est et le cacao au Nord. Il a insisté sur la pauvreté structurelle des producteurs malgaches, la faiblesse des coopératives, et les nombreuses inégalités dans les filières. Grâce à un partenariat de long terme avec des coopératives et des acteurs comme Ethiquable, AVSF a permis une amélioration significative de la qualité, de la gouvernance des organisations de produteurs et de l’accès à des marchés équitables. Les certifications bio et équitables ont apporté des bénéfices économiques, sociaux et environnementaux notables. Il a également souligné l’importance de renforcer les capacités d’investissement et de gestion des coopératives.
Recommandation clé :
S’inscrire dans la durée avec un modèle réellement participatif, en impliquant les organisations paysannes dans le diagnostic des besoins et la mise en œuvre des actions sur au moins 10 ans.
Antoine Arpin (FONDEM – Madagascar)
Thématique : énergie productive, relance de filière locale, gouvernance associative
Antoine Arpin a exposé l’approche de FONDEM sur la valorisation de l’électricité comme levier de développement local intégré. À travers le projet AgriGrid à Madagascar, une huilerie d’arachide gérée par une coopérative de femmes a été mise en place, articulant production d’énergie solaire, structuration coopérative, et création de débouchés. Il a souligné que l’accès à l’électricité n’est pas une fin en soi, mais un catalyseur pour des activités économiques viables lorsqu’elle est intégrée dans une approche écosystémique. L’étude de la chaîne de valeur, la compréhension fine des dynamiques locales et l’appui à la gouvernance collective sont essentiels pour une montée en gamme réussie.
Recommandation clé :
L’électricité peut être un formidable levier de captation de valeur à l’échelle locale si elle est pensée dans une logique systémique, tenant compte des chaînes de valeur, du contexte local et des acteurs en présence.
Hans-Willem W.H. van der Waal (Agrofair – Pays-Bas)
Thématique : co-participation, commerce équitable, restructuration de la chaîne
Hans-Willem van der Waal a présenté le modèle d’Agrofair, entreprise néerlandaise co-détenue par des producteurs et productrices de bananes, avec une gouvernance partagée. Il a démontré que malgré une faible valeur ajoutée dans le commerce des fruits, une redistribution plus équitable est possible grâce à des relations commerciales stables, la certification, et la professionnalisation des producteurs. Il a mis en garde contre les défis liés à la transformation locale (coûts, logistique, infrastructure), et rappelé que la valorisation passe souvent par le marketing proche du consommateur. Enfin, il a insisté sur le fait que pour réussir, les coopératives doivent être gérées comme de véritables entreprises, avec des compétences et des objectifs professionnels clairs.
Recommandation clé :
Les producteurs peuvent mieux vivre de leur activité en se professionnalisant. Il faut rendre l’agriculture attractive, innovante et techniquement stimulante, en particulier pour les jeunes générations.